XII

Elle m’a attendu trois heures dans ce square. Ces trois heures, j’aurais pu les passer avec elle. Tandis qu’elle m’attendait, auréolée de patience, je préférais, imbécile et charmé, m’occuper d’une de ces poétiques demoiselles ambrées, abandonnant ainsi le grain pour l’ivraie. J’ai perdu trois heures de la vie de ma mère. Et pour qui, mon Dieu? Pour une Atalante, pour un agréable arrangement de chairs. J’ai osé préférer une Atalante à la bonté la plus sacrée, à l’amour de ma mère. Amour de ma mère, à nul autre pareil.

D’ailleurs, la poétique demoiselle, si j’avais perdu, par quelque mal soudain, ma force ou simplement toutes mes dents, elle aurait dit à sa femme de chambre, en me désignant, de balayer cette ordure édentée. Ou, plus noblement, cette musicale donzelle aurait senti, soudain purement senti et eu la spirituelle révélation qu’elle ne m’aimait plus et que ce serait impur de ne pas vivre dans la vérité et de continuer à voir un homme qu’elle n’aimait plus. Son âme se serait envolée à tire-d’aile. Ces nobles personnes aiment les hommes forts, énergiques, affirmatifs, les gorilles, quoi. Édentés ou non, forts ou faibles, jeunes ou vieux, nos mères nous aiment. Et plus nous sommes faibles et plus elles nous aiment. Amour de nos mères, à nul autre pareil.

Petite remarque en passant. Si le pauvre Roméo avait eu tout à coup le nez coupé net par quelque accident, Juliette, le revoyant, aurait fui avec horreur. Trente grammes de viande de moins, et l’âme de Juliette n’éprouve plus de nobles émois. Trente grammes de moins et c’est fini, les sublimes gargarismes au clair de lune, les « ce n’est pas le jour, ce n’est pas l’alouette ». Si Hamlet avait, à la suite de quelque trouble hypophysaire, maigri de trente kilos, Ophélie ne l’aimerait plus de toute son âme. L’âme d’Ophélie pour s’élever à de divins sentiments a besoin d’un minimum de soixante kilos de bifteck. Il est vrai que si Laure était devenue soudain cul-de-jatte, Pétrarque lui aurait dédié de moins mystiques poèmes. Et pourtant, la pauvre Laure, son regard serait resté le même et son âme aussi. Seulement, voilà, il lui faut des cuissettes à ce monsieur Pétrarque, pour que son âme adore l’âme de Laure. Pauvres mangeurs de viande que nous sommes, nous, avec nos petites blagues d’âme. Assez, mon ami, ne développe plus, on a compris.

Amour de ma mère, à nul autre pareil. Elle perdait tout jugement quand il s’agissait de son fils. Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l’aimé, le pauvre aimé si peu divin. Si, un soir, je lui proposais d’aller au cinéma, elle disait aussitôt que oui, c’était une merveilleuse idée « et parfaitement, que diable, il faut se divertir et jouissons de la vie tandis que nous sommes en vie et vraiment il est fou d’être sages et pourquoi resterions-nous calfeutrés à la maison, comme des vieux, et je suis prête, mon chéri, je n’ai que mon chapeau à mettre ». (Elle n’avait jamais que son chapeau à mettre, même la nuit où, mélancolique à cause d’une blonde fée et infante, je la réveillai à minuit pour lui demander de sortir avec moi.) Mais si je changeais malicieusement d’avis, parce que je savais ce qui allait se passer, et si je disais que je préférais en somme rester à la maison, immédiatement elle approuvait, non pour m’être agréable, mais par sincérité passionnée et tout explosive, toutes mes décisions étant remarquablement justes. Elle approuvait, sans même savoir qu’elle se contredisait, et elle me disait que « parfaitement, ce sera si agréable de rester gentiment au chaud à la maison et de parler ensemble au lieu d’aller voir ces bêtises de cinéma où la femme est toujours tellement bien coiffée, même quand elle est malade, et d’ailleurs il fait mauvais dehors et puis ce sera fatigant de rentrer tard à la maison et puis, la nuit, il y a des voleurs dans les rues, ces fils de Satan qui vous arrachent votre sac ». Ainsi, au sujet du cinéma, si je changeais malicieusement quatre fois d’avis, quatre fois elle changeait sérieusement d’avis, se contredisant avec la même foi. « Tu te mettras au lit, me disait-elle, si ma dernière décision était contre le cinéma, et moi je resterai près de ton lit jusqu’à ce que tu t’endormes et si tu veux je te raconterai l’histoire des fiançailles manquées de Diamantine, la fille du savonnier, celle qui n’avait qu’une dent et pas de cou, tu sais, et comme quoi ce fut une souris qui fut la cause du drame. Que je te conte et te raconte, mon fils. Sache, mon fils, qu’en ces temps passés, car il y a longtemps et la pauvre Diamantine est morte et elle est bien où elle est mais nous sommes encore mieux ici, en bas, sache mon fils... » commençait-elle. Et moi j’écoutais avec délices, béat, flatté, physiquement charmé. Car j’étais amoureux des interminables histoires de ma mère, qu’elle compliquait d’incidentes généalogiques et entrecoupait de friandises miraculeusement surgies d’une valise, interrompant parfois le fil de son histoire pour s’inquiéter de n’avoir pas reçu de lettre de mon père. Mais je la rassurais virilement et mon obéissante mère se laissait convaincre et me racontait d’infinies histoires douloureuses ou bouffonnes du ghetto où je suis né et je ne les oublierai jamais. Parfois, comme je voudrais retourner dans ce ghetto, y vivre entouré de rabbins qui sont comme des femmes à barbe, y vivre de cette vie aimante, passionnée, ergoteuse, un peu nègre et folle.

Amour de ma mère. Elle était avec moi comme un de ces chiens aimants, approbateurs et enthousiastes, ravis d’être avec leur maître. La naïve ardeur de son visage m’émouvait, et son adorable faiblesse et cette bonté dans ses yeux. Leurs politiques éphémères? Ce n’est pas mon affaire et qu’ils se débrouillent. Leurs nations, dans dix siècles disparues? L’amour de ma mère est immortel.

Amour de ma mère. Elle approuvait mes caprices. Elle approuvait d’aller au bar automatique manger, en bons complices, des sandwiches, parce qu’il est sage d’économiser « et ne gaspille pas l’argent que tu gagnes avec ton cerveau, mon enfant ». Mais elle approuvait aussi d’aller au restaurant le plus cher, parce que la vie est courte. Étrange, cet être le plus aimant, ma mère, par quel mystère me suis-je tenu souvent loin d’elle, évitant les baisers et le regard, pourquoi et quelle fut cette cruelle pudeur? Trop tard. Jamais plus je ne la reverrai débarquant de son train à Genève et m’apportant, épanouie, son tribut, des louis d’or qu’elle avait mis secrètement de côté. Une fois, pendant son séjour, elle me prépara une folie de gelée de groseilles, plus de cent pots, pour être sûre que je ne manquerais pas de douceurs lorsqu’elle repartirait. Pendant ses séjours auprès de moi, elle ne voulait rien d’autre que cuisiner abondamment pour moi et, ensuite, parée comme une malhabile reine et corsetée et plus fière et lente qu’un cuirassé à la présomptueuse proue, sortir l’après-midi avec Son Fils, lentement, convenablement.

Amour de ma mère. Jamais plus je n’irai, dans les nuits, frapper à sa porte pour qu’elle tienne compagnie à mes insomnies. Avec la légèreté cruelle des fils, je frappais à deux heures ou trois heures du matin et toujours elle répondait, réveillée en sursaut, qu’elle ne dormait pas, que je ne l’avais pas réveillée. Elle se levait aussitôt et venait en peignoir, trébuchante de sommeil, me proposer son cher attirail maternel, un lait de poule ou même de la pâte d’amandes. Faire de la pâte d’amandes à trois heures du matin pour son fils, quoi de plus naturel? Ou bien, elle proposait un bon petit café au lait bien chaud que nous boirions gentiment ensemble en causant infiniment. Elle ne trouvait rien de déraisonnable à boire du café avec moi, au pied de mon lit, à trois heures du matin, et à me raconter jusqu’à l’aube d’anciennes disputes familiales, sujet en lequel elle était experte et passionnée.

Plus de mère pour rester auprès de moi jusqu’à ce que je m’endorme. Le soir, en me couchant, je mets quelquefois une chaise près de mon lit pour me tenir compagnie. Faute de mère, on se contente de chaise. Le milliardaire de l’amour reçu est devenu clochard. Si tu as une insomnie, une de ces nuits, débrouille-toi tout seul, mon ami, et surtout ne frappe à aucune porte. Et si tu te remaries avec cette brune qui t’a plu l’autre jour, garde-toi de frapper à sa porte à trois heures du matin. Tu serais bien reçu. « J’entends que l’on respecte mon sommeil », te dirait-elle, les yeux glacés et le menton carré. Amour de ma mère, à nul autre pareil. Oui, je sais que je ressasse et remâche et me répète. Ainsi est la ruminante douleur aux mandibules en veule mouvement perpétuel. Ainsi je me venge de la vie en me rabâchant, le cœur peu gaillard, la bonté de ma mère enfouie.

Amour de ma mère, jamais plus. Elle est en son définitif berceau, la bienfaitrice, la douce dispensatrice. Jamais plus elle ne sera là pour me gronder si je me fais des idées. Jamais plus là pour me nourrir, pour me donner vie chaque jour, pour me mettre au monde chaque jour. Jamais plus là pour me tenir compagnie pendant que je me rase ou que je mange, me surveillant, passive mais attentive sentinelle, tâchant de deviner si j’aime vraiment ces losanges aux noix qu’elle m’a préparés. Jamais plus elle ne me dira de manger moins vite. J’adorais être traité en enfant par elle.

Jamais plus, ses courts sommeils subits de vieillissante cardiaque en son fauteuil, et lorsque je lui demandais si elle dormait, elle répondait toujours, brusquement réveillée, qu’elle avait seulement un peu fermé les yeux. Et elle se levait tout de suite pour servir, pour me proposer de manger plus tôt, et que sais-je, mon Dieu, tout le reste, toutes ses bontés. O Maman, ma jeunesse perdue. Complaintes, appels de ma jeunesse sur l’autre rive.

Par amour pour moi, elle dominait sa peur des bêtes et elle parvenait à aimer ma jolie chatte. Elle caressait gauchement cette bête dont les mobiles lui échappaient, cette bête à griffes toujours prête à transgresser les Dix Commandements, mais qui n’en était pas moins aimée de son fils et par conséquent charmante certainement. Elle la caressait tout de même d’assez loin, et avec une petite main toute prête à se retirer. De son amour, je revois tout, son épanouissement timide à la gare, lorsqu’elle m’apercevait sur le quai, sa maladroite petite main, le jour où elle avait pris sous ma dictée, avec tant de fautes d’orthographe et de bonne volonté, des pages d’un livre de moi auxquelles elle ne comprenait saintement que dalle. Je me souviens, je me souviens, et ce n’est pas le meilleur de mes biens.

Amour de ma mère. Jamais plus je n’aurai auprès de moi un être parfaitement bon. Mais pourquoi les hommes sont-ils méchants? Que je suis étonné sur cette terre. Pourquoi sont-ils si vite haineux, hargneux? Pourquoi adorent-ils se venger, dire vite du mal de vous, eux qui vont bientôt mourir, les pauvres? Que cette horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c’est incroyable. Et pourquoi vous répondent-ils si vite mal, d’une voix de cacatoès, si vous êtes doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance, c’est-à-dire sans danger? Ce qui fait que des tendres doivent faire semblant d’être méchants, pour qu’on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique, pour qu’on les aime. Et si on allait se coucher et affreusement dormir? Chien endormi n’a pas de puces. Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l’agréable cercueil. Comme j’aimerais pouvoir ôter, tel l’édenté son dentier qu’il met dans un verre d’eau près de son lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon cœur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon cerveau et mon cœur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions rafraîchissantes tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai jamais plus. Qu’il y a peu d’humains et que soudain le monde est désert.

Pendant ses séjours à Genève, elle m’attendait toujours à la fenêtre. Personne ne m’attendra comme elle à la fenêtre, pendant des heures. Je revois son visage à la fenêtre penché, trop gros et tout de moi empli, si concerné et attentif, un peu vulgaire d’excessive attention, les yeux fixés sur le tournant du trottoir. Elle m’apparaît toujours comme celle qui était à la fenêtre. A la fenêtre et au guet quand je rentrais du travail. Je levais la tête et c’était doux de voir d’en bas ce visage lourd d’attente, cette pensée qui m’attendait, et j’étais filialement rassuré. Maintenant, chaque fois que je rentre chez moi, cette vieille habitude de lever les yeux vers la fenêtre. Mais il n’y a jamais personne à la fenêtre. Qui a besoin de se mettre à la fenêtre pour m’attendre?

Quand je sortais, elle était aussi à la fenêtre, pour rester une minute de plus avec moi et contempler cette forme disparaissante qui était son fils, son lot sur cette terre, son cher fils qu’elle regardait s’éloigner, qu’elle regardait peut-être avec cette étrange et pénétrante pitié que nous avons pour ceux que nous aimons et dont nous connaissons le secret dénuement, cette même aiguë pitié que j’éprouve pour mes aimés lorsque, de ma fenêtre, je les vois dans la rue, seuls et si perdus et désarmés, marchantes catastrophes, et ne se doutant pas que je les regarde. Et mes aimés ne sont pas seulement ma fille et Marianne et quelques autres, mais tous les hommes dans la rue, tous si ratés et chers, et que je n’aime que de loin car de près ils ne sentent pas toujours la rose. Oui, je levais la tête vers ma mère, une fois ou deux fois, rassuré, protégé, mais ne comprenant pas assez mon bonheur. Maintenant, quand je sors de chez moi, je lève encore la tête, quelque peu perdu et hagard. Mais il n’y a jamais personne à la fenêtre.

Jamais plus elle ne me soignera, elle, la seule. La seule qui jamais n’aurait été impatiente, ma maladie aurait-elle duré vingt ans et aurais-je été le plus insupportable des malades. Elle est la seule qui ne m’aurait pas soigné par devoir ou par affection. Mais par besoin. Parce que, moi malade, la seule chose intéressante pendant vingt ans aurait été de me soigner. Ainsi était-elle. Toutes les autres femmes ont leur cher petit moi autonome, leur vie, leur soif de bonheur personnel, leur sommeil qu’elles protègent et gare à qui y touche. Ma mère n’avait pas de moi, mais un fils. Peu lui importait de ne pas dormir ou d’être lasse si j’avais besoin d’elle. Que me reste-t-il à aimer maintenant, de ce même amour sûr de n’être jamais déçu? Un stylo, un briquet, ma chatte.

O toi, la seule, mère, ma mère et de tous les hommes, toi seule, notre mère, mérites notre confiance et notre amour. Tout le reste, femmes, frères, sœurs, enfants, amis, tout le reste n’est que misère et feuille emportée par le vent.

Il y a des génies de la peinture et je n’en sais rien et je n’irai pas y voir et ça ne m’intéresse absolument pas et je n’y connais rien et je n’y veux rien connaître. Il y a des génies de la littérature et je le sais et la comtesse de Noailles n’est pas l’un d’eux, ni celui-ci, ni celui-là surtout. Mais ce que je sais plus encore, c’est que ma mère était un génie de l’amour. Comme la tienne, toi qui me lis. Et je me rappelle tout, tout, ses veilles, toute la nuit, auprès de moi malade, sa bouleversante indulgence, et la belle bague qu’elle avait, avec quelque regret mais avec la faiblesse de l’amour, si vite accepté de m’offrir. Elle était si vite vaincue par son écervelé de vingt ans. Et ses secrètes économies, à moi seul destinées quand j’étais étudiant, et toutes ses combines pour que mon père n’apprenne pas mes folies et ne se fâche pas contre le fils dépensier. Et sa naïve fierté, lorsque le rusé tailleur lui avait dit, pour l’embobiner, que son fils de treize ans avait « du cachet ». Comme elle avait savouré ce mot affreux. Et ses doigts secrètement en cornes contre le mauvais œil quand des femmes regardaient son petit garçon de merveille. Et, durant ses séjours à Genève, sa valise toujours pleine de douceurs, ces douceurs qu’elle appelait « consolations de la gorge » et qu’elle achetait secrètement, en prévision de quelque envie subite de ma part. Et sa main qu’elle me tendait soudain, brusquement, pour serrer la mienne, comme à un ami. « Mon petit kangourou », me disait-elle. Tout cela est si proche. C’était il y a quelques milliers d’heures.

Amour de ma mère, à nul autre pareil. Ma fille m’aime. Mais tandis que je suis tout seul à écrire, elle est en train de déjeuner avec un crétinet, épris d’art et de beauté. (Il prononce bottai.) Ma fille m’aime, mais elle a sa vie et elle me laisse seul. Ma mère était mon gui. Rien d’autre n’importait que de coudre auprès de moi. Aspirant un peu de salive, elle cousait et puis nous nous regardions et je me sentais à ma place, rassuré, un fils. Ensuite, elle se levait, allait dans sa chère cuisine, passerelle de son commandement, faire ses petites tâches sacrées, faire ses inutiles tapotements sur les boulettes, mettre d’affreux papiers dentelés sur les étagères. Et puis elle m’appelait pour me faire apprécier les papiers dentelés et elle me regardait pour voir si j’approuvais. De ces humbles choses est fait un sublime amour.

Celui-ci, c’est des passions qu’il lui faut et de jeunes chasseresses aux longues cuisses ou de merveilleuses stars qui, entre parenthèses, se mouchent dans les mouchoirs et il n’en sort pas des perles. C’est son affaire et grand bien lui fasse. Moi, c’est ma mère qui m’importe, et surtout Maman en sa vieillesse, ses cheveux blancs et ses bavardages enthousiastes que d’avance je savais par cœur. Moi, c’est ma vieille mère, oui, et le dentier de ses dernières années, le dentier qu’elle lavait sous le robinet. Elle était mignonne quand elle était sans son dentier, si désarmée, si bonne d’être inoffensive comme un nourrisson tout en gencives, enfantine et prononçant mal sans ses fausses dents, mais par maternelle coquetterie se retenant de rire et mettant sa main contre sa bouche vide. Avec elle seule je n’étais pas seul. Maintenant je suis seul avec tous.

Avec les plus aimés, amis, filles et femmes aimantes, il me faut un peu paraître, dissimuler un peu. Avec ma mère, je n’avais qu’à être ce que j’étais, avec mes angoisses, mes pauvres faiblesses, mes misères du corps et de l’âme. Elle ne m’aimait pas moins. Amour de ma mère, à nul autre pareil.

Avec elle seule, j’aurais pu vivre loin du monde. Jamais elle ne m’aurait jugé ou critiqué. Jamais elle n’aurait, comme d’autres, pensé : il ne publie plus de livres, ou : il vieillit. Non. Mon fils, se serait-elle dit avec foi.

Eh bien, moi, je t’envoie, les yeux ennoblis par toi, je t’envoie à travers les espaces et les silences, ce même acte de foi, et je te dis gravement : ma Maman.